Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2023, vol. 65(4), pp. 20–29 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2023.65.4.2

La langue bugulienne: sa formation et ses caractéristiques

Edyta Sacharewicz
Institut de Langues Modernes
Université de Białystok, Pologne
E-mail: e.sacharewicz@uwb.edu.pl
https://orcid.org/0000-0002-4069-2975

Résumé. Le but de cet article est d’analyser la langue d’écriture de Ken Bugul et ses spécificités. Cette écrivaine sénégalaise, comme la plupart des auteurs francophones, a dû définir sa propre langue d’écriture qui devient un mélange du français, la langue du colonisateur, et du wolof, sa langue maternelle. L’auteure de cet article attire également attention sur trois expériences de la vie personnelle de Bugul qui influencent sa langue littéraire appelée par Christian Ahihou “la langue bugulienne”.
Mots-clés : Ken Bugul, langue d’écriture, français, wolof.

Ken Bugul’s Language: Its Formation and Characteristics

Abstract. The aim of this article is to analyse Ken Bugul’s written language and its specificities. This Senegalese writer, like most French-speaking authors, has had to define her own written language, which becomes a mixture of French, the language of the coloniser, and Wolof, her mother tongue. The author of this article also draws attention to three experiences in Bugul’s personal life that have influenced her literary language, called by Christian Ahihou “la langue bugulienne”.
Keywords: Ken Bugul, language of writing, french, wolof.

Ken Bugul kalba: jos formavimasis ir ypatybės

Santrauka. Straipsnio tikslas yra išanalizuoti Ken Bugul literatūrinės kalbos specifiką. Ši Senegalo rašytoja, kaip ir dauguma prancūziškai rašančių autorių, sukūrė savitą literatūrinę kalbą, sudarytą iš kolonizatorių prancūzų kalbos ir gimtosios volofų kalbos. Straipsnio autorė atkreipia dėmesį į asmeninio Bugul gyvenimo tris aspektus, nulėmusius jos rašymo kalbą, kurią Christianas Ahihou pavadino „Ken Bugul kalba“.
Reikšminiai žodžiai: Ken Bugul, literatūrinė kalba, prancūzų kalba, volofų kalba.

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Received: 15/06/2023. Accepted: 29/09/2023
Copyright © Edyta Sacharewicz. 2023. Published by Vilnius University Press
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

Introduction

La littérature africaine de langue française, comme les autres littératures africaines de langue européenne, est une littérature relativement jeune parce qu’elle est née il y a un peu plus d’un siècle, à la suite de la colonisation. L’imposition de la langue française était un moyen d’assimilation politique mis en place par les colonisateurs, mais aussi un synonyme de simplification intentionnelle de la situation politique, ethnique et linguistique. Il semble alors naturel que cette domination se réalise principalement dans les écoles primaires, où la langue française était enseignée comme la langue maternelle des élèves. Il faut également préciser qu’elle était la seule langue d’enseignement, ne prenant nullement en compte les autres langues africaines du pays. Les colonisateurs souhaitaient donc agir à la racine, espérant engendrer une génération parlant le français tel que l’on retrouvait à Paris de l’époque (Lear, s. p.). Cependant, personne n’a prévu que le français soit utilisé à d’autres fins que celles définies par les colonisateurs. Ainsi, apparaît une littérature appelée aujourd’hui “littérature francophone d’Afrique”.

L’objectif de cet article vise à analyser l’attitude de Ken Bugul, une des plus populaires auteures francophones venant d’Afrique, envers le français ainsi que les spécificités de sa propre langue littéraire qui est un mélange de la langue maternelle et celle du colonisateur. Dans le texte on s’appuie sur les travaux de Christian Ahihou dans lesquels il décrit, entre autres, les trois éléments de la vie privée de Bugul influançant son style d’écriture. On y a aussi recours au concept de la surconscience linguistique définie par Lise Gauvin pour indiquer la problématique qui caractérise particulièrement la création des écrivains francophones.

La question de la surconscience linguistique

La littérature francophone d’Afrique regroupe des œuvres littéraires produites et publiées en langue française à la fois en France et dans les pays africains. Cette notion ne désigne qu’une partie de la production littéraire des régions concernées, dans la mesure où existent aussi de très nombreuses œuvres, écrites et orales, conçues dans les langues locales. Cette expression “littérature francophone” est souvent accusée de construire des frontières artificielles, voire de pérenniser une vision impérialiste des relations interculturelles parce qu’elle crée une séparation entre la littérature écrite en France et la littérature écrite en français dans le reste du monde (Di Méo, 2012, p. 111).

Effectivement, à l’heure actuelle, les frontières entre les deux champs littéraires (français et francophone) sont en train de se brouiller, voire de s’estomper. Cependant, il paraît exister de réelles différences parmi ces écrivains d’écriture française. Un des aspects les plus pertinents pour le considérer ainsi, concerne la “production en situation de contacts de langue et de culture: le texte francophone se caractériserait par des indices de ce multilinguisme multiculturel” (Liévois, 2018, p. 328) qui résultent généralement de ce que Gauvin avait déjà appelé la “surconscience linguistique” (Gauvin, 1997, pp. 6-15). Elle a proposé cette notion pour indiquer la problématique propre à chaque écrivain, mais exacerbée dans le cas des écrivains de la périphérie qui travaillent dans la langue du centre. Elle explique:

Le commun dénominateur des littératures dites émergentes, et notamment des littératures francophones, est de proposer, au cœur de leur problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/littératures dans des contextes différents. La complexité de ces rapports, les relations généralement conflictuelles – ou tout au moins concurrentielles – qu’entretiennent entre elles une ou plusieurs langues, donnent lieu à une surconscience dont les écrivains ont rendu compte de diverses façons. […] Plus que de simples modes d’intégration de l’oralité dans l’écrit, ou que la représentation plus ou moins mimétique des langages sociaux, on dévoile ainsi le statut d’une littérature, son intégration/définition des codes et, enfin, toute une réflexion sur la nature et le fonctionnement du littéraire (Gauvin, 2003, p. 20).

Christiane Albert remarque aussi que “la spécificité de la littérature francophone tenait en grande partie à la nécessité pour chaque écrivain de définir sa propre langue d’écriture dans un contexte plurilingue” (Albert, 1996, p. 6). Cette surconscience linguistique de l’auteur francophone se double souvent de la question de la langue chez les lecteurs, critiques littéraires et universitaires. Claude Caitucoli souligne que tous les auteurs francophones doivent faire face aux questions : “Pourquoi écrire en français ? Quel français écrire ?” et il ajoute que “Face à ces questions, les attitudes des écrivains sont variables. […] Il demeure que ces questions sont, aujourd’hui encore, systématiquement posées aux écrivains africains d’expression française alors qu’elles seraient saugrenues si elles étaient posées telles quelles à un écrivain français” (Caitucoli, 2004, p. 12). Les réponses variées à la question portant sur le choix de la langue française permettent évidemment de mieux cerner la situation spécifique des auteurs francophones et les thématiques ainsi que les constructions de leurs œuvres (Liévois, 2018, p. 329).

Ahmadou Kourouma, pratiquement, le premier écrivain à subvertir l’écriture du français en cassant le français et en le mélangeant avec la parole malinké, y répond: “Le français est une langue plurielle. Nous, Africains anciennement colonisés, en avons hérité, mais nous devons y forger notre propre territoire pour réussir à exprimer nos sentiments, notre réalité. L’animisme ne peut pas être exprimé dans la langue d’un peuple foncièrement catholique et rationaliste” (Argand, 2000, s. p.). Dans une interview accordée à Michèle Zalessky dans Diagonales, il explique: “Les Africains, ayant adopté le français, doivent maintenant l’adapter et le changer pour s’y trouver à l’aise, ils y introduiront des mots, des expressions, une syntaxe, un rythme nouveaux. Quand on a des habits, on s’essaie toujours à les coudre pour qu’ils moulent bien, c’est ce que font faire et font déjà les Africains du français” (cité par Dumont, 2001, p. 115).

Kateb Yacine place cette question dans le cadre de la lutte politique contre l’ancien colonisateur : “La francophonie est une machine politique néo-coloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l’usage de la langue française ne signifie pas qu’on soit l’agent d’une puissance étrangère, et j’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas Français” (Kateb, 1994, p. 132).

Sony Labou Tansi déclare lors d’un colloque sur “L’enseignement des littératures africaines à l’université” à Brazzaville:

J’écris en français parce que c’est dans cette langue-là que moi-même j’ai été violé. Je me souviens de ma virginité. Et mes rapports avec la langue française sont des rapports de force majeure, oui, finalement. Il faut dire s’il y a du français et de moi quelqu’un qui soit en position de force, ce n’est pas le français, c’est moi. Je n’ai jamais eu recours au français, c’est lui qui a eu recours à moi (Labou Tansi, 2015, s. p.).

Bugul, dont il est question dans le présent article, explique son choix du français de manière suivante: “Le français me convient. Il n’appartient pas aux seuls Français. Une langue s’adapte au contexte et à la pensée de chacun” (cité par Cans, 2005, s. p.) et à la conférence, le 27 février 2009, elle continue ce sujet en disant:

J’écris dans mon français avec toutes ces caractéristiques de mon village. Quand je suis en train d’écrire, j’écris un environnement, l’environnement où je suis née et où j’ai grandi […] Nous n’apprenions pas le français comme les sujets français. Nous avons appris la langue française dans notre environnement […] C’était une appropriation et non un enseignement” (cité par Ahihou, 2013, p. 137).

En suivant ces propos, nous pourrions constater que Bugul, comme la plupart des écrivains francophones, crée sa propre langue d’écriture qu’Ahihou, spécialiste des littératures françaises et francophones, appelle “la langue bugulienne”.

Le statut du français dans la littérature de Bugul

Plusieurs raisons encouragent Bugul à écrire en francais. Le choix de cette langue facilite certainement d’atteindre un public plus large. Comme la plupart des auteurs sénégalais, elle publie également ses œuvres dans les maisons d’édition françaises ce qui garantit une plus grande popularité dans le monde entier. De plus, il faut souligner que le champ éditorial en Afrique francophone reste jusqu’aux années 1960 quasiment inexistant, de par la volonté de la puissance française de mettre en place un modèle bibliologique qui tendait à limiter la création de structures de production locales (imprimeries, maisons d’édition) et à promouvoir l’édition métropolitaine. Pourtant, la situation n’a pas beaucoup changé pendant les années de l’indépendance, et l’édition africaine francophone, en dépit d’évolutions récentes notables, n’a toujours pas réussi à prendre son essor (Pinhas, 2012, p. 120). Dans une interview, Bugul le confirme en disant: “Les maisons d’édition ici ne sont pas renflouées. Elles souffrent depuis les années 1982 avec les Programmes d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale qui avaient demandé l’annulation des subventions pour tout ça… fermer les internats, fermer les centres culturels, etc.” (Diouf, 2015, p. 124.).

Hormis les raisons lesdites, ce qui est aussi souvent souligné dans les recherches sur sa langue littéraire, c’est le caractère personnel de ce langage. En analysant son itinéraire et sa biographie, nous pouvons constater qu’il existe plusieurs facteurs influençant le choix du français qui sont strictement liés à sa vie privée. Ahihou dans son ouvrage Ken Bugul. La Langue littéraire remarque que:

les expériences de Ken Bugul avec les langues peuvent être reconstituées en trois temps différents. Il y a d’abord la dépression née de la perte de la mère et qui a pour conséquence directe la situation d’isolement de la jeune fille dans une société où elle n’a visiblement plus sa place. Ensuite, il y a les restrictions de la langue du wolof qui n’admettrait pas culturellement que tout soit dit par tous, n’import quand, n’importe où et n’importe comment. Enfin, il y a le refuge de l’école française où la jeune fille dont la société n’a pas voulu, va tout de même chercher à se faire ses propres moyens de communication et d’expression (Ahihou, 2013, p. 23).

La perte de la mère à l’âge de cinq ans dont elle parle dans plusieurs entretiens, est son premier traumatisme la marquant à jamais. Bugul revient souvent à cet évènement en disant: “Un jour, ma mère est partie avec mes grands frères dans un autre village pour qu’ils puissent aller à l’école. Elle m’a laissée chez mon père. Cet abandon n’a duré qu’un an, mais il est à l’origine de mon besoin d’écrire” (cité par Cans, s. p.). Souffrant de l’absence de sa mère, d’abord physique, ensuite émotionnelle, avec un père très âgé et aveugle, Bugul grandit dépourvue des liens affectifs avec sa famille. Elle n’a personne qui pourrait la guider. Sans être initiée à la vie dans la société traditionnelle, elle n’y retrouve pas sa place (Swoboda, 2021, p. 20). C’est pourquoi, nous pouvons supposer que le choix du français est tout d’abord l’essai de s’éloigner de tout ce qui peut être lié à sa mère ainsi qu’à ses culture ou tradition. Comme l’explique Ahihou, Bugul:

s’est enfermée dans un mutisme et a coupé tout contact, voire toute communication par les mots avec son voisinage immédiat (la société). Sans lui couper la langue, le départ de la mère lui avait fermé la bouche, m’a-t-elle dit. Cette bouche, elle-même la garda fermée par la suite. En ignorance des traditions de la société qui ne voulait plus d’elle, elle se vit alors obligée de mener sa vie en solitaire. Mais la société ne lui a fait aucune faveur. Son statut de jeune fille, en particulier, ne l’autorisait pas à savoir tous les noms des choses et surtout à les prononcer librement (Ahihou, 2013, pp. 35-36).

L’apprentissage de la langue par l’enfant en société est avant tout une tâche qui appartient à la mère et/ou au père ou à une autre personne qui joue le rôle d’un gardien formel. L’enfant commence son initiation aux premières sonorités de la langue. Apprendre la langue à l’âge de l’enfance consiste donc en une intégration de l’enfant à la culture de la société qui l’a vu naître ou grandir. Ahihou développe cette idée en ajoutant:

C’est en général un processus initiatique qui commence d’abord par l’acquisition des noms des choses. Par l’assimilation de ces noms de choses, s’établit ensuite un lien de communication par la parole entre l’enfant et le monde qui l’entoure. C’est d’ailleurs par cet apprentissage qu’il s’éveille dans la société et que cette dernière aussi révèle à lui. Pour cette raison surtout, c’est un processus dont le déroulement s’échelonne dans le temps en fonction de la capacité de l’assimilation de l’enfant. Mais l’ensemble du processus commence toujours par le fait des parents, avant que l’enfant ne soit livré progressivement à des essais libres dans la société, en vue de prendre lui-même ses propres appuis (ibid., p. 24).

Dans le cas de Bugul, c’est la mère qui était en charge de cette tâche d’initiation de l’enfant à la langue, la mère qui s’est séparée brusquement d’elle en laissant la fille dépourvue de cette compétence linguistique. De plus, l’usage de sa langue maternelle, le wolof, “est strictement réglementé selon le sexe et l’âge de l’individu. S’il est d’un jeune âge ou s’il est de sexe féminin, il est autorisé à se servir de moins de noms de choses que celui qui est plus âgé et/ou de sexe masculin” (ibid., p. 52).

C’est à l’école française qu’elle découvre un nouveau monde et une autre langue qui lui permet de s’exprimer. D’après Ahihou, “Ken Bugul et ses personnages [y] trouvent refuge contre les oppressions de leur société d’origine. Ils découvrent une langue étrangère, la langue française, qu’ils peuvent utiliser sans craindre un risque de transgression sociale passible d’injustes peines (ibid., p. 72). Dans son ouvrage Le Baobab fou qui appartient à la trilogie autobiographique de Bugul, la héroïne nommée Ken parle de son premier contact avec la scolaristaion française et la langue française ce qui est décrit comme une révolution dans sa vie:

Au début j’avais pris les choses comme un jeu pouvant faire partie des mille jeux que m’offrait la brousse qui couvait mon village. Mais tout expira avec le son de la première lettre française que l’instituteur prononça et écrivit sur le tableau noir: « i ». Ce son bref et aussi soudain, quand je le prononçai, je le hurlai presque les joues fendues. Je sentis le sang couler dans tout mon corps et remonter à ma tête. […] L’école française qui allait bouleverser mille mondes et mille croyances qui se cachaient derrière les baobabs médusés en prenant des formes humaines (Bugul, 2009, p. 140).

Sur les pages suivantes du roman, nous découvrons sa fascination pour toute la culture française:

Dane le village de ma mère, je ne parlais qu’en français avec les jeunes gens et jeunes filles qui fréquentaient l’école française. Ayant trouvé cette même année que dire bonsoir à quelqu’un pouvait signifier aussi au revoir, bonne nuit, je le balançais à tout le monde. Je croyais avoir trouvé un moyen de me rassurer en me faisant toubab. Toujours les revues de mode de Paris qu’on pouvait acheter de seconde main au marché, toujours bonsoir à tort et à travers, toujours faire une tour dans le village pour me montrer, chaussant des chaussures à talons aiguille qui me donnaient si chaud et m’empêchaient de marcher gracieusement, le jupon que je faisais depasser exprès pour le montrer. Les decrepages permanents des cheveux, l’imitation des coiffures occidentales qui donnaient des visages destructurés, le vernis rouge comme du sang qui me coulait des doigts (ibid.).

Le lien perdu avec sa mère a été remplacé par d’autres que l’auteur détisse au fil des pages de son premier roman. L’entrée à l’école a signé pour Bugul la coupure vis-à-vis de ses proches, de sa société. Elle commence à s’identifier à la nouvelle culture : “Tout ce qui m’intéressait à l’époque, c’était l’école française. Je m’étais rendu compte que j’avais une facilité d’assimilation qui me permettait d’apprendre et il y avait beaucoup à apprendre et il y en avait pour tout le monde” (ibid., p. 132). Swoboda souligne que l’école coloniale est aussi à l’origine d’une “déchirure fondatrice” dans l’existence de Bugul parce qu’on y présente l’Occident comme la Terre promise et les enfants sénégalais apprennent à mépriser leurs propres apparence et culture, en écoutant les histoires de nos “ancêtres, les Gaulois” (Swoboda, 2021, p. 21).

Avec son éducation, le processus d’aliénation se met en marche. Il conditionne rétrospectivement son départ vers la Belgique pour poursuivre ses études grâce à une bourse: “Ce matin-là, nous nous faisions nos adieux. Je partais. Les autres restaient. Je partais très loin. Je m’arrachais pour tendre vers le Nord. Le Nord des rêves, le Nord des illusions, le Nord des allusions. Le Nord référentiel, le Nord Terre promise” (Bugul, 2009, p. 33). Nicolas Treiber confirme que: “l’école et le mode de vie occidentaux importés durant la période coloniale, en inculquant de nouvelles références culturelles, introduisent des césures dans l’espace de départ” (Treiber, 2014, p. 47). L’orientation vers le “Nord référentiel” a pour contrepoint la dépréciation de l’espace d’origine, de son fonctionnement:

Durant ces premières années d’indépendance, je ne songeais qu’à mon émancipation. Je voulais être une femme bardée de diplômes qui épouserait un homme bardé de diplômes de l’école occidentale. […] À l’école on m’avait appris à considérer les hommes de mon village comme des sauvages, des gens qui ne connaissaient pas les bonnes manières, faisaient l’amour avec brutalité, ne respectaient pas la femme et s’accouplaient à tort et à trawers (Bugul, 1999, p. 39).

Bugul traduit l’intériorisation d’un système de représentations et de valeurs qui disqualifie celui de sa propre société. C’est bien là la marque d’une aliénation culturelle, d’une colonisation des esprits dont l’auteure devient la victime (Treiber, 2014, p. 47).

Le statut du wolof dans la littérature de Bugul

Ces trois facteurs que nous avons analysés ci-dessus expliquent pourquoi Bugul choisit de créer ses œuvres en français. Cependant, elle ne rejette pas totalement ses culture traditionnelle et langue maternelle. Le wolof apparaît en forme de chansons, proverbes ou mots dans son écriture. Ainsi, nous observons une cohabitation entre ces deux langues.

Les mots en wolof qui apparaîssent dans ses romans sont souvent liés à la vie quotidienne du peuple africain et ses croyances, et sont intraduisibles dans la langue française. C’est pourquoi, pour rendre les textes plus lisibles au lecteur, la romancière sénégalaise a recours aux différentes stratégies. Les termes à expliquer sont parfois suivis par un astérisque en exposant. Ainsi, dans le roman Riwan ou le chemin de sable, on voit des mots ainsi présentés: diar * (Bugul, 1999, p. 23), baak * (ibid., p. 30), Ndigueul * (ibid., p. 31), deums * (ibid., p. 47). Et en bas de page, l’explication des mots est précédée du même signe: * variété de clou de girofe (ibid., p. 23), récipient attaché à une corde pour recueillir l’eau d’un puits (ibid., p. 30), ordre, instruction, conseil (ibid., p. 31), mangeurs d’âme (ibid., p. 47). Dans le roman La Pièce d’or, on remarque une autre stratégie. Bugul met en italique les mots wolofs et les explique à l’intérieur du texte, souvent après la virgule: “Même les codjo-codjo, ces petits oiseaux jaunes qui étaient si nombreux dans les années soixante, en piaillent encore” (Bugul, 2006, p. 37),lakhou bissap, un plat à base de miel et d’arachide, relevé, arrosé de bière et de rosé” (ibid., p. 42), “elle riait aux éclats et le traitait de khous ma gnap, de clown et de beau parleur” (ibid., p. 41). D’autres fois, les mots wolof sont mis entre guillemets, comme dans La Folie et la Mort: “après avoir appliqué le « pimpi », cette poudre qui donnait la couleur foncée au tatouage” (Bugul, 2000, p. 37), “Qui vendait du « tchapalo », une boisson fermentée à base de maïs (ibid., p. 76).

Dans ses œuvres, elle a aussi recours aux légendes, mythes ou contes africains. Dans Riwan ou le chemin de sable, l’histoire de Rama, une des protagonistes, est basée sur une légende qui a été racontée pour mettre les enfants en garde (Mongo-Mboussa, 2000, p. 104). En tant qu’adolescente, Bugul a souvent écouté l’histoire de Rama que l’on racontait dans son village pour faire peur aux jeunes filles: “À la limite, je ne sais plus si cette histoire a réellement existé, ou alors s’il s’agit d’une légende. C’est pour cela qu’à la fin, le narrateur dit: la légende de Rama devient une vraie légende” (ibid.).

La présence de ses racines africaines est aussi visible dans le rythme, la poétique et la musicalité des phrases ce qui est, avant tout, très important dans la littérature orale africaine Comme l’explique Bugul elle-même, son penchant pour le rythme a ses racines dans les traditions orales de son enfance:

[…] I find myself carried away, drunken by rhythm. […] As far as orality goes, rhythm encompasses several forms of expression, such as epic, chant, plea, etc. I am still indebted to my Ndoucoumane origins. Rhythm is present in all aspects of everyday life. In traditional rituals of “stripping” (Ndeup)1, for instance, rhythm is very important. In a way, I can even say that for my “stripping” I employ a lot of rhythm in my writing (cité par Larquier, 2009, p. 322).

Comme le souligne Ahihou dans Glissement et fonctionnements du langage littéraire, le rythme est l’un des trois facteurs-composants de la langue bugulienne et il se manifeste par de très courtes phrases, voire des phrases qui se limitent souvent à des mots indépendants ou libres comme dans La Folie et la Mort. Le fragment dans lequel la mémoire de Mom Dioum commence à revenir à la vue de “la sociologue qui tenait une radio à la main” illustre la création du rythme dans le langage bugulien:

Dès que son regard tomba sur la radio, elle leva la tête et regarda le ciel.
La vieille sous le tamarinier.
Le cheval blanc.
Un village.
Des enfants.
Son pagne.
Le choix.
La folie ou la mort.
La marche.
Le fromage.
Dormir.
Et Mom Dioum se rappela
(Bugul, 2000, pp. 177-178).

Ce ne sont pas des phrases faites grammaticalement de sujets, verbes et objets. Quand même ces mots isolés suffisent pour faire sens à cet extrait. Ahihou souligne que dans chacun d’eux on retrouve quelques-uns des épisodes de l’aventure de Mom Dioum dans le roman, cependant leur succession symbolise le rythme de la production de ces épisodes. C’est un rythme du souvenir qui se réalise sans objet ni verbe. Chaque mot ou courte phrase portent en eux leur propre histoire (Ahihou, 2011, p. 37).

Le rythme qu’on a dans le roman De l’autre côté du regard est tout à fait différent parce qu’il se réfère directement à un chant ou un genre de musique. Bugul le décrit comme un rythme de réconciliation et de quiétude (Bugul, 2009, 131). Ce roman qui porte essentiellement sur la relation de la narratrice avec sa mère est construit autour d’une berceuse en wolof qui l’ouvre et le clôt:

Ayo néné,
Néné néné touti
Touti touti béyo
Ayo néné
Néné lo di dioy
Sa yaye démna Saloum
Saloum gnati neg la
Gnantel ba di wagne wa
Wagne wa wagnou Bour la
Bourba bourou Saloum.
(Bugul, 2003, pp. 13, 280)

Ayo néné,
Bébé petit bébé
Petit petit béyo
Ayo bébé
Pourquoi pleures-tu bébé
Ta mère est partie au Saloum
Il y trois cases au Saloum
La quatrième est la cuisine
La cuisine est celle du Roi
Le Roi est le Roi du Saloum.
(ibid.)

Ce chant destiné à faire dormir ou à apaiser les enfants, est repris textuellement par Bugul dans son récit. D’ailleurs, dans leur mystérieuse communication à travers les ondes liquides de la pluie, la mère, de l’autre côté du regard, entonne ce chant pour signaler à sa fille sa présence. Au rythme de la berceuse, elle parvient à calmer la crise née entre elle et sa mère (Barry, 2016, p. 383).

Le rythme dans l’œuvre littéraire de Bugul ne se manifeste pas alors seulement par de très courtes phrases, voire des phrases qui se limitent souvent à des mots indépendants ou libres mais aussi par référence directe à un chant ou un genre de musique.

Conclusion

L’analyse faite dans le présent article permet de constater que Ken Bugul, comme la plupart des écrivains francophones, a dû définir sa propre langue d’écriture qui devient un mélange du français, la langue du colonisateur, et du wolof, sa langue maternelle. Ainsi, dans ses textes, nous pouvons observer la langue qui se caractérise par un certain nombre de spécificités: introduction des mots, des expressions, d’une syntaxe et d’un rythme nouveaux; influence de l’oralité; interférences des langues africaines; mélange des niveaux de langues; éclatement, explosion, déconstruction et réinvention de la langue française. De plus, comme nous avons pu observer, sa propre langue d’écriture repose aussi sur trois expériences personnelles de l’auteure: la perte de la mère à l’âge d’environ cinq ans (synonyme de la perte de la chance de poursuivre et d’achever l’apprentissage de la langue maternelle), les restrictions de la langue du wolof supposée être sa langue maternelle, puis le refuge de l’école française pour s’approprier et non pour apprendre la langue française selon ses propres termes. Tout cela permet à Ahihou de l’appeler “la langue bugulienne”.

Bibliographies

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1 « Ndeup » est un rituel traditionnel thérapeutique incluant le sacrifice des animaux, un spectacle de danse et de musique. Il est censé libérer des possédés des mauvais esprits.