Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2022, Priedas, pp. 135–143 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2022.64.4.9

Le Musée imaginaire : de Malraux à Gary

Esther Grimalt
Avignon Université
Laboratoire ICTT
University of Avignon
Cultural Identity, Texts and Theatricality Laboratory
esthergrimalt@hotmail.fr

Résumé : Le concept de Musée imaginaire développé par André Malraux dans l’ouvrage éponyme a été repris par Gary, notamment dans son roman La Danse de Gengis Cohn. Cette réappropriation du concept lui permet de le faire renaître sous une forme plus subversive et de poser la question de l’esthétisation de la souffrance au travers de l’art. Ce faisant Gary, tout en rendant hommage à l’écrivain et intellectuel qui fut l’un des premiers à croire en lui, se permet de prolonger sa réflexion sur le concept de musée imaginaire, liant ainsi leurs deux pensées qui semblent se répondre comme des miroirs placés face à face dans son œuvre.
Mots-clés : Romain Gary, André Malraux, Musée imaginaire, La Danse de Gengis Cohn, art, esthétisation de la souffrance, intertextualité

The Imaginary Museum : From Malraux to Gary

Summary. The concept of an imaginary museum developed by André Malraux in the eponymous book was taken up by Gary, notably in his novel La Danse de Genghis Cohn. This reappropriation of the concept allows to reborn it in a more subversive form and to pose the question of the aestheticization of suffering through art. In doing so, Gary, while paying tribute to the writer and intellectual who was one of the first to believe in him, allows himself to extend his reflection on the concept of imaginary museum, thus linking their two thoughts that seem to respond to each other like mirrors placed face to face in his work.
Keywords: Romain Gary, André Malraux, The Imaginary museum, The Dance of Gengis Cohn, aestheticization of suffering, intertextuality.

Įsivaizduojamas muziejus: nuo Malraux iki Gary

Anotacija. Įsivaizduojamo muziejaus sąvoką, André Malraux išplėtotą to paties pavadinimo veikale, savo romane Čingio Kono šokis perėmė Romainas Gary. Perimta sąvoka atgaivinama revoliucingesne forma ir leidžia kelti klausimą apie kančios estetizavimą per meno prizmę. Gary, išreikšdamas pagarbą rašytojui ir intelektualui, pirmajam juo patikėjusiam, leidžia sau pratęsti Malraux mintį apie įsivaizduojamą muziejų ir taip susieti abejas mintis. Šios mintys Gary kūryboje, regis, atsikartoja tarsi veidrodžiai, sustatyti vienas priešais kitą.
Reikšminiai žodžiai: Romain Gary, André Malraux, įsivaizduojamas muziejus, Čingio Kono šokis, kančios estetizavimas, intertekstualumas.

________

Received: 26/05/2022. Accepted: 13/06/2022.
Copyright © Esther Grimalt, 2022. Published by Vilnius University Press.
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

________

L’admiration que Romain Gary voue à André Malraux est indéniable. Ne nous confie-
t-il pas que Malraux est « la plus puissante pulsation de l’esprit que la vie littéraire ait
connue «1 ? Mais peut-être cette admiration dépasse-t-elle le simple stade du respect de
l’homme et de l’œuvre, peut-être cela souligne-t-il l’empreinte réelle que Malraux a laissée
dans la pensée garyenne ? Je me propose donc d’analyser la manière dont Gary se saisit de la représentation malraucienne de l’art et de la culture pour fertiliser son imagination et favoriser une sorte d’hommage voire de fusion avec la pensée de cet homme dont « […] toute l’œuvre a compté pour [lui] immensément « 2.

Nous constatons cette filiation lorsque sur un sujet aussi central dans sa vie que l’art, Gary ne peut s’empêcher de lier sa conception à celle de Malraux. Ainsi, Romain Gary, lors d’une interview d’André Bourin datée de 1969, propose une définition de l’art :

«Mais qu’est-ce que l’art ? « se demande-t-il, « L’art c’est tout ce qui n’est pas et ce qu’on voudrait que soit. « 3 Il est intéressant de noter qu’il précise, avant de donner cette intéressante définition, que « Malraux lui a fait l’honneur de reprendre cette formule, un jour, dans le Figaro littéraire « 4 .

Il est donc clair que Malraux tient une place prépondérante dans la vie, dans l’œuvre mais également, nous l’avons vu, dans l’approche théorique de la création garyenne. Il n’est donc pas étonnant qu’un emprunt réponde à un autre emprunt. Si Malraux a emprunté la définition garyenne de l’art, Romain Gary va emprunter, quant à lui, le concept de musée imaginaire à André Malraux et c’est ce qui va retenir toute notre attention à présent.

Avant d’arpenter ensemble le musée imaginaire que Gary nous propose de découvrir dans la Danse de Gengis Cohn, il nous faut, me semble-t-il, définir le concept malraucien de musée imaginaire que Gary va revisiter. Par souci d’efficacité, j’introduirai cette définition par la citation d’une très belle métaphore de Malraux qui, dans son ouvrage éponyme, nous dit que le musée imaginaire est une «assemblée d’œuvres d’art « 5. Cette assemblée est convoquée par le souvenir que nous partageons tous des œuvres qu’il nous a été donné de voir mais également, à l’époque de Malraux, de celles découvertes par le truchement des catalogues d’exposition. Gageons que ramené en 2022, Malraux aurait certainement évoqué la prépondérance d’internet dans la constitution de cette galerie mentale que nous portons tous en nous et qui, à l’instar de l’inconscient collectif, constitue une sorte de musée mental collectif. Alors que nous pouvons désormais mieux concevoir le concept malraucien de musée imaginaire (cette galerie d’art qui nous accompagne partout et influence nos vies, nos pensées et notre art ) il est intéressant de nous pencher sur sa reprise par Romain Gary dans La Danse de Gengis Cohn.

Il nous faut, pour assurer une bonne compréhension de ce concept, rappeler les lignes de forces du roman qui le contient. Ainsi, La Danse de Gengis Cohn, est peut-être le livre le plus personnel de Romain Gary. En effet, il prend son origine dans le destin funeste subi par les Juifs d’Europe durant Seconde Guerre mondiale, et par voie de conséquence dans celui, plus personnel, qu’a connu une partie de sa famille du côté paternel sous l’ère nazie. Ce n’est donc pas un hasard si Romain Gary s’incarne littéralement, en tant que personnage, à la fin de son roman. Personnage de l’écrivain que l’on retrouve évanoui au mémorial du ghetto de Varsovie.

Cependant, c’est d’abord sous la forme d’un démiurge omniscient que Gary apparaît dans son roman. Il surplombe, détermine et finalement contient le livre. Ses personnages se rendent progressivement compte de l’existence de ce dieu-écrivain qui régit leur destinée. C’est donc dans sa psyché que Gary nous propose virtuellement d’entrer via ce roman. Les personnages principaux que sont l’ex commandant nazi Schatz et Gengis Cohn, ce Juif assassiné devenu un dibbuk vengeur, (ce spectre bien connu de la culture yiddish) sont, peut-être, finalement les représentations fictionnelles de son traumatisme : hanté qu’il est par le sort qui fut réservé aux siens et par la barbarie de l’inhumaine humanité qui a scellé leur destinée. C’est donc dans le cerveau d’un auteur que Gary nous propose d’entrer, lieu jonché de débris psychiques qui apparaissent, sans raison apparente, devant des personnages médusés. Et c’est finalement dans ce lieu que s’établit la notion de musée imaginaire.

En effet, si les termes « musée imaginaire « apparaissent à huit reprises dans La Danse de Gengis Cohn, le premier musée imaginaire est tacite. Il s’agit ni plus ni moins du roman qui se mue, par moments, en galerie en hommage aux artistes peuplant notre musée imaginaire commun et celui, plus personnel, de Gary. Notons la présence parmi ces artistes, de créateurs juifs, comme les Marx Brothers, d’artistes considérés comme dégénérés par le parti national socialiste comme Marc Chagall par exemple que Gary confronte à des artistes appartenant à l’art canonique comme Montaigne, Pascal, Shakespeare, Botticelli entre autres. Des œuvres sont également citées et certaines s’incarnent même dans le roman comme des personnages à part entière, c’est le cas notamment de La Joconde de Da Vinci. Le musée imaginaire garyen prend donc littéralement vie dans l’espace roman.

Si Malraux n’apparaît pas nommément dans la galerie de l’imaginaire garyen c’est d’abord parce qu’il échappe à la logique oppositionnelle des artistes dégénérés contre les artistes canoniques que Gary entend mettre en exergue dans un ouvrage qui prend, rappelons-le, la Shoah pour thème. Mais notons, qu’il apparait cependant via l’évocation d’une de ses œuvres « La Condition humaine « 6 qui rejoint à son tour la galerie imaginaire de Romain Gary. Cependant, compte tenu de l’importance de Malraux dans la vie et l’œuvre de Gary, il peut paraître étonnant qu’il ne soit pas cité nommément. Peut-être est-ce parce qu’il est le musée, il est à lui seul le concept de musée imaginaire dont il est le créateur, qui est cité par Gary. Si l’on suit cette logique, André Malraux apparaît donc ainsi en filigrane dans l’ensemble du roman. C’est un hommage fort et subtil presque plus personnel et intime que le simple fait de citer son nom.

Si Romain Gary s’approprie pleinement le concept de Musée imaginaire en nous proposant d’entrer dans sa galerie mentale, pour autant, il ne se contente pas de le transposer. Il le fait également évoluer et lui donne une nouvelle impulsion, ajoutant à la portée philosophique malraucienne que nous allons évoquer à présent, une portée bien plus subversive sur laquelle nous reviendrons ensuite.

En effet, lorsque Malraux évoque l’idée d’une assemblée d’œuvres d’art, il stipule, dans le même temps, que le musée imaginaire « […] n’est pas un héritage des ferveurs disparues «7, théorisant ainsi la déconnexion inexorable, due au temps, de l’œuvre d’avec sa destination première. Il précise ainsi que l’idéologie « qui suscite ou justifie «8 l’œuvre d’art ancienne est rendue, de fait, inaccessible aux générations qui lui succèdent. Que nous reste-t-il donc, de ces vestiges artistiques des temps anciens ? Selon Malraux : la forme. Cette forme immuable qui dépasse donc le modèle et la fonction même de l’œuvre d’art. Dans le même ordre d’idées, Malraux compare ce qu’il appelle « le langage de l’art « non à la parole, mais dans une belle métaphore à « un frère secret de la musique «9. Un langage de l’indicible, en quelques sortes indéchiffrable, doté d’une signification mouvante : un art par essence voué à l’interprétation et déconnecté de toute réalité tangible. Pour résumer, le modèle et l’intention s’effacent, les formes quant à elles, demeurent. Et c’est bien de cette dichotomie entre l’intentionnalité ou la vérité, d’une part, et la forme et la représentation de l’œuvre, d’autre part, que Gary nourrit son questionnement sur l’art et sa reprise du concept de musée imaginaire, dans La Danse de Gengis Cohn.

En effet, une sorte de révolte se fait jour dans le roman face à l’idée que la réalité de la souffrance, qui sert de modèle à l’œuvre, disparaisse au profit de sa représentation seule. Gary dans La Danse de Gengis Cohn pousse un cri de révolte, fait jaillir un poing vengeur, à la face de l’humanité allégorisée sous les traits de Lily dans son roman, qui perpètre les massacres et s’en nourrit finalement pour donner naissance à de « belles œuvres « voire des « chefs d’œuvre « qui cristallisent, dans le musée imaginaire, la souffrance dont ils s’inspirent. Selon Gary, ce qui est inacceptable c’est que l’humanité tente, via l’art et la beauté dont il recouvre ce à quoi il s’attache, de racheter l’horreur de sa conduite, de ses méfaits, en les recouvrant de beauté, les transformant ainsi en de belles œuvres d’art. Ce stratagème, selon Gary, permet de désamorcer tout le potentiel insoutenable et scandalisant de la conduite humaine qui s’adonne aux meurtres de masse et aux crimes, qui sont finalement réduits par ce tour de passe-passe à des représentations de la souffrance esthétisantes et agréables à l’œil qui viennent peupler notre musée imaginaire.

Ce cri de Gary contre l’esthétisation de la souffrance est théorisé dans Pour Sganarelle, puis mis action dans son Roman La Danse de Gengis Cohn.

Tout d’abord, dans son œuvre théorique, il plaide pour la création d’un personnage «profanateur» de la culture de la souffrance, culture «au sens agricole du terme «10 précise-t-il, comme pour faire émerger l’idée que l’on s’occupe de la souffrance comme d’une graine en germination que l’on soigne, que l’on nourrit, avec les plus grands égards et une certaine déférence, afin de la faire grandir et embellir au lieu d’en obtenir réparation. Comme Gary le dit si bien «La souffrance doit être déshonorée non seulement dans ses causes, mais aussi dans ses manifestations. Elle ne saurait être source de rien, si ce n’est de son remède« 11 Déshonorer la souffrance est une idée sciemment provocatrice, mais le sentiment qui la sous-tend est, comme souvent chez Gary, l’idée de l’élévation de l’homme par l’art. Pour le démontrer, citons un extrait d’Ode à l’homme qui fut la France dans lequel Gary commente et s’approprie un autre concept malraucien celui de la « métamorphose de l’art « il précise : « la culture est un changement des œuvres par le progrès qu’elle exige […] La culture force l’art à poignarder dans le dos la réalité douloureuse qui l’a inspirée. « 12

Nous ne sommes donc pas dans une logique artistique de contrition, de dévotion, ou de « culte rendu à la souffrance réelle « comme pourrait le dire Gary, mais dans une indignation nécessaire face à cette souffrance. D’ailleurs Gary, de façon très claire exprime son dégout face à l’attitude d’une humanité cannibale qui se nourrit artistiquement de la souffrance qu’elle a su causer pour alimenter son musée imaginaire. Ainsi dit-il dans Pour Sganarelle :

Il serait intéressant d’entendre enfin exprimée à haute voix cette abjecte perversion de la souffrance du Christ, celle qui ferait adorer aux Juifs leur étoile jaune, et mènerait en pèlerinage à Auschwitz les foules juives pour baiser dans l’adoration les pierres du four crématoire. 13

Il donne un prolongement à cette idée dans La Danse de Gengis Cohn cette fois :

Imaginez - une simple supposition - que le Christ renaisse soudain de ses cendres et se retrouve nez à nez avec nos splendeurs d’art sacré et avec la beauté enivrante de toutes les crucifixions de la Renaissance. Il serait indigné, insulté, jusqu’à la dernière goutte de son sang. De sa souffrance atroce de telles beautés, utiliser son agonie pour donner du plaisir, ce n’est pas très chrétien. Il y a du Sade là-dedans […] 14

Dans la mise en action de cette théorie du refus de la sacralisation de la souffrance, dans La Danse de Gengis Cohn, il est intéressant de noter que Gary passe à l’acte et fait de Jésus Christ un personnage du roman, personnage qui revenu parmi les hommes pour « voir ce que [son sacrifice] a donné « manque d’être crucifié de nouveau et immortalisé dans sa souffrance par une horde de peintres de la renaissance se muant en de réels paparazzi. Ce personnage du Christ lui permet, non sans humour, de développer son idée de l’art dévoyé qui consiste à désamorcer le réel, se délecter de la souffrance comme d’un bel objet de jouissance venant agrandir la galerie de notre musée imaginaire. D’ailleurs, loin de tendre l’autre joue, le Christ garyen se défend et s’insurge confiant à Gengis Cohn la pensée suivante : « Tout ce que cela donnerait, c’est encore quelques commandes pour les musées. « 15

De même, Gengis Cohn ce Juif assassiné qui ressemble, nous dit-on « trait pour trait «16  au Christ, car il est également un Juif assassiné, est lui-même en passe d’être immortalisé par des peintres pour rejoindre le musée imaginaire. Le musée imaginaire devient donc un lieu de rencontre, un passage obligé pour toutes les victimes de l’humanité.

Au travers de la figure de Gengis Cohn, porte étendard des Juifs sacrifiés durant la Shoah, Romain Gary attaque de front l’idée d’une esthétisation par l’art de ce génocide qui tendrait à le désamorcer, à le réduire à un simple matériau nécessaire à la construction d’une belle œuvre. La prise de position de Romain Gary peut sembler délicate, puisque lui-même s’est fixé pour objectif avec La Danse de Gengis Cohn de créer une œuvre, de faire de l’art, à partir d’un événement historique sanglant, d’une volonté de destruction sans précédent : l’extermination des Juifs d’Europe. Cependant, pointant du doigt le piège qui lui fait face, il marque sa volonté de s’en écarter. Son objectif n’est ni de magnifier la souffrance, il fustige suffisamment cette position pour que nous en soyons assurés, ni de minimiser l’horreur. Sa véritable ambition avec ce roman est bien de démasquer le cynisme du réel, comme il l’indique en ces termes :

 […] dans la Danse de Gengis Cohn, la culture paraît un leurre, un scandale même. C’est que je me suis trouvé soudain confronté avec la difficulté de transformer Guernica en un Guernica – de faire une œuvre d’art à partir de ce qu’on résume par Auschwitz. […] [je préconise] une attitude cynique qui situerait franchement le cynisme là où il règne en maître, et qui ferait passer son poids de l’œuvre à la réalité, qui ferait de la réalité un cynisme hideux.17 

Et c’est donc par l’intermédiaire d’un personnage haut en couleur que Romain Gary va traduire sa révolte face à l’art anesthésiant qu’est l’art se donnant pour but d’esthétiser la souffrance. Gary s’exprime donc par le biais de Gengis Cohn, ce Juif qui n’a aucune limite, qui de son vivant alors qu’il est désarmé et se sent impuissant face aux mitraillettes SS qui abattent sans distinction et sans pitié, hommes, femmes et enfants décide de faire « la figue « aux assassins qui lui font face en se déculottant. Un personnage qui, dans sa seconde vie de dibbuk, se venge de son assassin nazi en le forçant à parler yiddish, contraignant l’ex SS à acheter un dictionnaire pour se comprendre lui-même, ou encore en lui faisant dire, malgré lui, des plaisanteries graveleuses aux pires moments. Bref, un terroriste de l’humour, humour définit par Gary comme « une façon de gueuler «ou encore « une agression à mains désarmés «. C’est donc ce personnage, cet Arlequin irrévérencieux, révolté contre la Puissance et contre « tout ce qui exige de l’homme la soumission et la résignation «18 qui fait face à la possibilité d’entrer dans le musée imaginaire. Et c’est là que se situe la part la plus subversive de la reprise garyenne de ce concept.

Tout d’abord, non sans une certaine ironie Gengis Cohn envisage de se joindre au musée imaginaire, il précise : « L’idée que je vais rapporter à notre Musée imaginaire me fait du bien. […] Je sens que ce qui a été fait va être racheté et que je vais avoir bientôt, moi aussi, une tête de chef-d’œuvre, comme le Christ. «

Très vite, il perçoit la logique d’effacement qui accompagne de manière paradoxale l’idée d’être immortalisé. En effet, sa souffrance embellie par l’art deviendra immortelle, mais la contrepartie est immense, comme il le souligne de façon assez lucide :

Tout sera enveloppé d’une telle beauté que les massacres et les famines ne seront plus que des effets littéraires ou picturaux heureux sous la plume d’un Tolstoï ou le pinceau d’un Picasso. Et dans la mesure où quelque charnier, soudain entrevu, trouvera aussitôt son expression artistique admirable, il sera classé monument historique et ne sera plus considéré que comme une source d’inspiration, du matériau […] 19

L’immortalisation ne concernera que la jouissance de la souffrance sublimée et donc désamorcée par l’art. Ainsi, il ne s’agirait pas d’un acte altruiste, d’une reconnaissance réelle du préjudice subi mais l’Art serait en quelque sorte une contrition de l’humanité pour obtenir la rédemption après un de ses crimes, mais une contrition hypocrite, qui loin de modifier sa conduite ne ferait qu’en effacer l’horreur aux yeux du monde. Ainsi Gary exprime-t-il cette idée grâce à une métaphore de la balance :

[…] tout l’art des siècles saute à pieds joints dans la balance et rétablit l’équilibre budgétaire malgré les centaines de millions d’exterminés, il n’y a plus de débit, il n’y a plus de déficit, […] le sang et les immondices sont instantanément recouverts [l’humanité] retrouve sa virginité, les crimes les plus terribles deviennent des mines de pierres précieuses, des thèmes, la fontaine d’où jaillit l’Esprit, une galvanisation du génie. Et ça recommence.20

Enfin il existe un dernier piège auquel Cohn essaie d’échapper en tentant de refuser d’entrer dans le musée imaginaire, c’est celui de la fraternité : terme vidé de son sens premier pour représenter sous la plume de Gary le concept de complicité. En acceptant de ne plus faire partie des parias, dont la mort importe peu, et qu’il est presque normal d’exterminer, en permettant à l’art d’immortaliser sa souffrance, en prenant place dans notre musée imaginaire, Cohn accèderait à un statut dont il a été privé durant les siècles en tant que Juif : le statut d’homme dont la vie importe. S’il accepte de rejoindre l’humanité en permettant que son meurtre soit racheté par une belle œuvre incluse dans notre musée imaginaire, il endossera, par fraternisation, la culpabilité des crimes de ladite humanité, notamment de façon assez perverse celle de son propre assassinat, mais également celle des crimes à venir. Ainsi dit-il :

Et si je refusais ? Si je disais non, à leur fraternité et à tout leur Musée imaginaire ? […] Personne n’a payé plus cher et pendant si longtemps le droit de ne pas être un homme. […] et brusquement, je renoncerais à mes privilèges, et j’accepterais d’être des leurs, uniquement parce qu’ils ont trouvé un autre bouc, noir ou jaune, et qu’ils décident de me compromettre, moi aussi, de m’admettre dans leurs tapisseries historiques, dans leur chevalerie ?21

Ainsi, Gary, via la reprise du concept de musée imaginaire, décrit une pratique qui consiste en ce que le réel, désamorcé, vienne féconder l’art pour grandir le « tas [des] trésors culturels «22, le musée imaginaire de l’humanité. Ce que Gary fustige dans cette pratique c’est le fait que cette manipulation ne profite pas au réel, ni à l’élévation de l’être humain, mais ce musée imaginaire vient, au contraire, masquer, embellir, la réalité de l’homme, profitant in fine uniquement à la réputation d’une humanité coupable qui se « refait [ainsi] une beauté «23.

Si Gary s’insurge contre cette posture, c’est qu’il prône un mouvement diamétralement opposé, à savoir, une fécondation du réel par l’art, un musée imaginaire qui démasquerait le cynisme, qui élèverait l’homme dans sa représentation de lui-même et qui pourrait lui donner envie d’être à la hauteur de cette représentation : faisant naître enfin une Humanité digne et noble.

Finalement Gary constate que la souffrance est trop souvent au service de l’art qui la transforme en beauté, la désamorce, et s’en nourrit. Il a pour ambition d’inverser le mouvement : il souhaite que l’art soit au service de la souffrance, pour créer une humanité humaniste qui chercherait à se corriger, à réduire ou endiguer la souffrance qu’elle peut causer. Cette quête loin d’être naïve est teintée d’une certaine incrédulité face à l’avènement de cette mutation nécessaire à l’être humain, mais semble-t-il inatteignable. Ironie que nous retrouvons assez bien dans la citation inaugurale des Oiseaux vont mourir au Pérou :

 L’homme – mais bien sûr, mais comment donc, nous sommes parfaitement d’accord : un jour il se fera ! Un peu de patience, un peu de persévérance : on n’en est plus à dix mille ans près. Il faut savoir attendre, mes bons amis, et surtout voir grand, apprendre à compter en âges géologiques, avoir de l’imagination : alors là, l’homme ça devient tout à fait possible, probable même : il suffira d’être encore là quand il se présentera. Pour l’instant, il n’y a que des traces, des rêves, des pressentiments... Pour l’instant, l’homme n’est qu’un pionnier de lui-même. Gloire à nos illustres pionniers ! 24

Pour conclure, le lien qui unit Malraux et Gary aboutit à une symbiose : celle du concept de musée imaginaire développé par Malraux qui se parant de littérature, entre les mains d’enchanteur de Romain Gary, finit par apparaitre comme un lieu de l’imaginaire garyen sans se délester, pour autant, de sa puissance théorique, qui s’arme au contraire de nouveaux prolongements et d’une certaine révolte contre la Puissance. Par ce biais, par cette fusion et peut être cette effusion, Gary semble vouloir lier, au cœur de son roman, sa pensée et son imaginaire à ceux de Malraux. Pensées jumelles sur la notion de culture et d’art qui semblent se répondre comme des miroirs placés face à face. Volonté de mélange, d’indistinction, d’enchâssement de voix qui viennent finalement sceller le lien artistique qui existe entre les deux auteurs.

Références :

Bourin, André, Romain Gary. 1969. Romain Gary : Nomade multiple, entretiens radiophoniques avec André Bourin. France culture.

Gary, Romain. 1995. La Danse de Gengis Cohn. Editions Gallimard, collection Folio.

Gary, Romain. 2013. Les Oiseaux vont mourir au Pérou. Editions Gallimard, collection Folio.

Gary, Romain. 2000. Ode à l’homme qui fut la France. Editions Gallimard, collection Folio.

Gary, Romain. 2003. Pour Sganarelle. Editions Gallimard.

Malraux, André. 1996. Le Musée imaginaire. Editions Gallimard, collection Folio essais.

1 Romain Gary, Pour Sganarelle, Editions Gallimard, 2003, p.441.

2 Romain Gary, André Bourin, Romain Gary : Nomade multiple, entretiens radiophoniques avec André Bourin, France culture, 1969

3 Romain Gary, André Bourin, cité. 

4 Ibid.

5 André Malraux, Le Musée imaginaire, Editions Gallimard, collection Folio essais, 1996, p.260.

6 Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, Editions Gallimard, collection Folio, 1995, version dématérialisée kindle, emplacement 2633.

7 André Malraux, Le Musée imaginaire, cité, p.260.

8 André Malraux, op. cit., p.264.

9 Ibid.

10 Romain Gary, Pour Sganarelle, cité, p.323.

11 Romain Gary, Pour Sganarelle, cité, p.325..

12 Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France : et autres textes autour du général de Gaulle, éditions Gallimard, 2000, p. 94.

13 Romain Gary, Pour Sganarelle, cité, p.324.

14 Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, cité, emplacement 479.

15 Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, cité, emplacement 3594.

16 Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, cité, emplacement 3560.

17 Romain Gary, Pour Sganarelle, cité, p.304.

18 Romain Gary, Les Enchanteurs, Editions Gallimard, collection folio,

19 Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, cité, emplacement 622.

20 Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, cité, emplacement 1901.

21 Romain Gary, op.cit, emplacement 3775.

22 Romain Gary, op.cit, emplacement 584.

23 Romain Gary, op.cit, emplacement 1926.

24 Romain Gary, Les Oiseaux vont mourir au Pérou, Editions Gallimard, collection Folio, 2013.